Chapitre XVII

 

Une voix dont le son pour toi n’est pas sensible,

           Me dit qu’il faut partir :

Le geste d’une main à tes yeux invisible

           M’ordonne d’obéir.

Tickell.

 

Je vous ai déjà dit, mon cher Tresham, si vous voulez bien vous le rappeler, qu’il était fort rare que je me rendisse le soir à la bibliothèque pour voir miss Vernon, à moins que ce ne fût en présence de la dame Marthe. Cependant cet arrangement n’était qu’une convention libre, et c’était moi-même qui l’avais proposé. Depuis quelque temps, comme l’embarras de notre situation respective avait augmenté, les entrevues du soir avaient entièrement cessé. Miss Vernon n’avait donc aucune raison de croire que je voulusse les renouveler sans l’en prévenir d’avance, afin qu’elle pût engager la bonne Marthe à venir prendre, suivant l’usage, une tasse de thé avec elle ; mais, d’un autre côté, cette prudence n’était pas une loi expresse. La bibliothèque m’était ouverte ainsi qu’à tous les autres membres de la famille, à toutes les heures du jour et de la nuit, et je pouvais y entrer inopinément sans que miss Vernon pût le trouver mauvais. J’étais convaincu qu’elle recevait quelquefois dans cet appartement ou le P. Vaughan, ou quelque autre personne dont les avis dirigeaient sa conduite, et qu’elle choisissait pour ces entrevues les instants où elle se croyait le plus sûre de ne pas être interrompue. La lumière que j’avais remarquée le soir dans la bibliothèque, les deux ombres que j’avais vues distinctement, la trace de plusieurs pas imprimés le matin sur le sable depuis la porte de la tour jusqu’à la porte du jardin, le bruit que plusieurs domestiques avaient entendu, et qu’ils expliquaient à leur manière, tout semblait me prouver que quelque personne étrangère au château entrait secrètement dans cette chambre. Persuadé que cette personne exerçait une influence quelconque sur les destinées de Diana, je n’hésitai pas à former le projet de découvrir qui elle était, d’où provenait son autorité sur elle ; mais surtout, quoique je m’efforçasse de croire que ce n’était qu’une considération très secondaire, je voulais savoir par quels moyens cette personne conservait son influence sur Diana, et si elle la gouvernait par la crainte ou par l’affection. Ce qui prouvait que cette curiosité jalouse occupait la première place dans mon esprit, c’est que, malgré mes efforts pour repousser cette idée, et quoiqu’il me fût impossible de motiver mes présomptions, je me figurais que c’était un homme, et sans doute un homme jeune et bien fait qui dirigeait ainsi à son gré miss Vernon ; c’était dans l’impatience de découvrir ce rival que j’étais descendu au jardin pour épier le moment où la lumière paraîtrait dans la bibliothèque.

Tel était le feu qui me dévorait que j’étais à mon poste en attendant un phénomène qui ne pouvait point paraître avant le soir, une grande heure avant le coucher du soleil. C’était le jour du sabbat, et toutes les allées étaient désertes et solitaires. Je me promenai pendant quelque temps, pensant aux conséquences probables de mon entreprise. L’air était frais et embaumé, et sa douce influence parvint à calmer un peu le sang qui bouillait dans mes veines. L’effervescence de la passion commença proportionnellement à diminuer, et je me demandai de quel droit je voulais pénétrer les secrets de miss Vernon ou ceux de la famille de mon oncle. Que m’importait que sir Hildebrand cachât quelqu’un dans sa maison, où je n’avais moi-même d’autres droits que ceux d’un hôte étranger ? Devais-je me mêler des affaires de miss Vernon et chercher à dévoiler un mystère qu’elle m’avait prié de ne pas approfondir ?

La passion, l’intérêt et la curiosité, sophistes spécieux, eurent bientôt répondu à ces scrupules. En démasquant cet hôte secret, je rendais probablement service à sir Hildebrand, qui ignorait sans doute les intrigues qui se tramaient dans sa famille, et bien plus encore à miss Vernon, que sa franchise et sa naïve simplicité exposaient à tant de dangers par ces liaisons secrètes entretenues avec une personne dont peut-être elle ne connaissait pas bien le caractère. Si je semblais forcer sa confiance, c’était dans l’intention généreuse et désintéressée (oui, j’allai même jusqu’à l’appeler désintéressée) de la guider, de la protéger et de la défendre contre la ruse, contre la fourberie, et surtout contre le conseiller secret qu’elle avait choisi pour confident. Tels étaient les arguments que mon imagination présentait hardiment à ma conscience et dont il lui semblait qu’elle devait se payer, tandis que ma conscience, imitait le marchand qui, entendant bien ses intérêts, se résigne à accepter un argent qu’il est tenté de ne pas croire de bon aloi plutôt que de perdre une pratique.

Pendant que je marchais à grands pas, débattant le pour et le contre, je me trouvai tout à coup près d’André Fairservice, qui était planté comme un terme devant une rangée de ruches d’abeilles, dans l’attitude d’une dévote contemplation, épiant d’un œil les mouvements de ces citoyens actifs qui rentraient en bourdonnant dans leurs petits domaines, et l’autre fixé sur un livre de prières qu’une dévotion constante avait privé de ses angles et rapproché de la forme ovale ; ce qui, joint à la couleur informe du volume, lui donnait un air d’antiquité fort respectable.

– Je lisais à part moi la Fleur de douce saveur semée dans la vallée de ce monde[47], du digne maître John Quackleben, dit André, fermant son livre à mon approche et mettant, comme pour me témoigner son respect, ses lunettes de corne à l’endroit où sa lecture avait été interrompue.

– Et il me semble, André, que des abeilles partageaient votre attention avec l’auteur sacré ?

– C’est une race bien impie, reprit le jardinier : elles ont six jours dans la semaine pour essaimer ; eh bien, non, il faut qu’elles attendent le jour du sabbat et qu’elles empêchent le pauvre monde d’aller entendre le sermon ! Ce n’est pas là l’embarras, il n’y a pas grand mal aujourd’hui ; car il n’y a pas eu de prédication à la chapelle de Graneagain.

– Vous auriez pu aller, comme je l’ai fait, à l’église paroissiale, André ; vous y eussiez entendu un excellent sermon.

– Des os de perdrix froide, des os de perdrix froide, dit André avec un ricanement dédaigneux ; bon pour des chiens, sauf le respect de Votre Honneur. Oui, j’aurais pu entendre le ministre chanter de toute sa force avec sa grande chemise blanche, et les musiciens jouer de leurs sifflets ; ça a plutôt l’air d’une noce à deux pence que d’un sermon, Dieu me préserve ! J’aurais pu me donner aussi le plaisir d’entendre le P. Docharty marmotter sa messe : je m’en serais trouvé beaucoup mieux, ma foi !

– Docharty ! lui dis-je (c’était le nom d’un vieux prêtre irlandais qui officiait quelquefois à Osbaldistone-Hall) ; je croyais que le P. Vaughan était encore au château, il y était hier matin.

– Oui, reprit André ; mais il est parti le soir pour aller à Greystock, ou quelque part par là. Il y a eu du mouvement de ce côté. Ils sont aussi affairés que mes abeilles ; Dieu me préserve de comparer jamais ces pauvres animaux à des papistes ! Ah ça, à propos d’abeilles, savez-vous bien que voilà le second essaim qui part aujourd’hui ? ah ! mon Dieu oui ; le premier est parti dès la pointe du jour, car il est bon que vous sachiez que je suis sur pied depuis cinq heures du matin. Mais les voilà à peu près toutes rentrées ; ainsi je souhaite à Votre Honneur le bonsoir et les bénédictions du ciel.

À ces mots André se retira, mais en s’en allant il se retourna souvent pour jeter un regard sur les skeps, comme il appelait les ruches.

J’avais obtenu indirectement d’André une information importante, c’était que le P. Vaughan n’était plus au château. Si j’apercevais de la lumière dans la bibliothèque, ce ne pouvait donc pas être la sienne, ou bien il tenait une conduite très mystérieuse, et par conséquent suspecte. J’attendis avec impatience le coucher du soleil et le crépuscule. Le jour commençait à peine à tomber, que j’aperçus une faible clarté scintiller aux fenêtres de la bibliothèque ; à peine était-il possible de distinguer cette pâle lumière, qui se confondait avec les derniers rayons du soleil couchant. Je la découvris néanmoins aussi promptement que le matelot égaré aperçoit dans l’éloignement la première lueur d’un fanal ami. Le doute, l’irrésolution, le sentiment des convenances, qui jusque-là avaient combattu ma curiosité et ma jalousie, s’évanouirent dès que l’occasion se présenta de satisfaire l’une et de motiver l’autre, ou de ramener le calme dans mon cœur, si je trouvais que mes soupçons étaient injustes. Je rentre aussitôt dans la maison, et, évitant les appartements les plus fréquentés avec la précaution d’un homme qui médite un crime, j’arrive devant la bibliothèque ; la main sur la serrure, j’hésite un instant ; j’entends marcher ; j’ouvre la porte et trouve miss Vernon seule.

Diana parut surprise : était-ce à cause de mon arrivée brusque et imprévue, ou par quelque autre motif, c’est ce que je ne pouvais deviner ; elle paraissait dans une agitation qui ne pouvait être produite que par une émotion extraordinaire. Mais en un instant elle fut calme et tranquille ; et telle est la force de la conscience, que moi, qui venais pour la surprendre et la confondre, je restai tout interdit et confus.

– Qu’est-il arrivé ? dit miss Vernon. Est-il venu quelqu’un au château ?

– Personne que je sache, répondis-je en bégayant ; je venais chercher le Roland furieux.

– Il est sur cette table, me dit Diana, dont l’assurance redoublait encore mon embarras.

En remuant deux ou trois livres pour prendre celui que je prétendais chercher, je rêvais à quelque moyen de faire une retraite honorable, ce qui, dans ma position et avec un adversaire aussi pénétrant que Diana, n’était pas chose facile, lorsque j’aperçus un gant d’homme sur la table. Mes yeux rencontrèrent ceux de miss Vernon, qui rougit aussitôt.

– C’est une de mes reliques, dit-elle en hésitant ; c’est un des gants de mon grand-père, l’original du superbe portrait de Van Dyck que vous admirez tant.

Comme si elle pensait qu’il fallait quelque chose de plus qu’un simple assertion pour lever tous mes doutes, elle ouvrit un des tiroirs de la table et en tira un autre gant qu’elle me jeta. Quand une personne naturellement franche et sincère veut se couvrir du voile de la duplicité et de la dissimulation, la gaucherie avec laquelle elle le porte et les peines qu’elle prend pour cacher son embarras inspirent souvent des soupçons et font naître le désir de vérifier une histoire qu’elle ne débite que d’un ton faible et mal assuré. Je jetai un regard sur les deux gants, et je répondis gravement :

– Ces gants se ressemblent pour la broderie, mais miss Vernon voudra bien remarquer qu’ils ne peuvent former une paire, puisqu’ils sont tous deux de la main droite.

Miss Vernon se mordit les lèvres de dépit et rougit de nouveau.

– Vous faites bien de me confondre, de me démasquer, reprit-elle avec amertume. Il est des personnes qui eussent jugé, d’après ce que je disais, que je ne voulais point donner d’explication particulière d’une circonstance qui ne regarde personne, – surtout un étranger. Vous avez jugé mieux, et vous m’avez fait sentir la bassesse de la duplicité, que j’ai toujours eue en horreur, et que j’abjure à jamais. Je n’ai point le talent de la dissimulation ; c’est un rôle indigne de moi, et que la nécessité seule a pu me faire prendre un instant. Non, comme votre sagacité l’a bien découvert, ce gant n’est pas le pareil de celui que je vous ai montré ; il appartient à un ami qui m’est encore plus cher que le tableau de Van Dyck,... un ami dont les conseils me guideront toujours... un ami que j’honore... un ami que j’... Elle s’arrêta.

– Que j’aime, veut dire sans doute miss Vernon, m’écriai-je en m’efforçant de cacher sous un ton ironique le dépit qui me rongeait.

– Et quand je le dirais, reprit-elle fièrement, quelqu’un a-t-il le droit de contrôler mes affections ? quelqu’un prétendra-t-il m’en demander raison ?

– Ce ne sera pas moi assurément, miss Vernon, repris-je avec emphase, car j’étais piqué à mon tour ; je vous prie de ne pas me supposer une semblable présomption ; mais j’espère que miss Vernon voudra bien pardonner à un ami, à une personne du moins qu’elle honorait de ce titre, s’il prend la liberté de lui faire observer...

– Ne me faites rien observer, monsieur, dit-elle avec véhémence, si ce n’est que je n’aime pas les questions. Prétendez-vous vous établir mon juge ? je ne le souffrirai pas ; et si vous n’êtes venu ici que pour épier ma conduite, l’amitié que vous dites avoir pour moi est une pauvre excuse pour votre incivile curiosité.

– Je vous délivre de ma présence, dis-je avec une fierté semblable à la sienne ; j’ai fait un rêve agréable, oh ! oui, bien agréable, mais aussi bien trompeur, et... mais nous nous entendons à présent.

J’allais sortir lorsque miss Vernon, dont les mouvements étaient quelquefois si rapides qu’ils semblaient presque instinctifs, se précipita devant la porte ; me saisissant le bras, elle m’arrêta avec cet air d’autorité qu’elle savait si bien prendre, et qui contrastait si singulièrement avec la naïveté et la simplicité de ses manières.

– Arrêtez, M. Frank, me dit-elle ; nous ne devons pas nous quitter ainsi ; je n’ai pas assez d’amis pour que je puisse me résoudre à rayer de ce nombre même les ingrats et les égoïstes. Écoutez-moi, M. Frank, vous ne saurez jamais rien sur ce gant mystérieux. Et elle le prit à la main. Non, rien. Pas un iota de plus que ce que vous savez déjà ; mais qu’il ne soit pas un sujet de discorde entre nous. Le séjour que je dois faire ici, ajouta-t-elle d’un ton plus doux, sera nécessairement fort court ; le vôtre doit l’être encore davantage. Nous devons nous quitter bientôt pour ne jamais nous revoir ; ne nous querellons donc pas ; que mes mystérieuses infortunes ne soient pas un prétexte pour répandre de l’amertume sur le peu d’heures que nous avons encore à passer ensemble avant de nous retrouver sur l’autre rive de l’éternité.

Je ne sais, Tresham, par quel charme, par quel sortilège cette charmante créature obtenait un ascendant si complet sur un caractère que j’étais quelquefois moi-même incapable de maîtriser. J’étais décidé, en entrant dans la bibliothèque, à demander une explication complète à miss Vernon. Elle l’avait refusée avec une fierté insultante, elle m’avait avoué en face qu’elle me préférait un rival ; car quelle autre interprétation pouvais-je donner à la préférence qu’elle témoignait pour son mystérieux confident ? Et cependant, lorsque j’étais sur le point de sortir de la chambre et de rompre pour toujours avec elle, il ne lui fallait que changer de ton, passer de l’accent de la fierté et du ressentiment à celui de l’autorité et du despotisme, tempérés ensuite par l’expression de la douceur et de la mélancolie, pour remettre son humble sujet à sa place et le soumettre aux dures conditions qu’elle lui imposait.

– Que sert que je revienne ? dis-je en m’asseyant ; pourquoi vouloir que je sois témoin de malheurs que je ne puis adoucir et de mystères que c’est vous offenser que de chercher à découvrir ? Quoique vous ne connaissiez pas encore le monde, il est impossible que vous ignoriez qu’une jeune personne ne peut avoir qu’un ami. Si je savais qu’un de mes amis eût en secret pour un tiers une confiance qu’il n’a pas pour moi, je ne pourrais m’empêcher d’être jaloux ; mais de vous, miss Vernon, de vous...

– Vous êtes jaloux, n’est-ce pas, dans toute la force du terme ; mais, mon cher ami, vous ne faites que répéter ce que les niais apprennent par cœur dans les comédies et les romans, jusqu’à ce qu’ils donnent à un sot verbiage une influence réelle sur leur esprit. Garçons, filles, tous babillent jusqu’à ce qu’ils soient amoureux, et lorsque leur amour est prêt à s’éteindre, ils se remettent à babiller et à se tourmenter, jusqu’à ce qu’ils soient jaloux. Mais nous, Frank, qui sommes des êtres raisonnables, nous ne devons parler que le langage de la bonne et franche amitié. Toute autre union entre nous est aussi impossible que si j’étais homme ou que vous fussiez femme. Pour parler sans détour, ajouta-t-elle après un moment d’hésitation, quoique je veuille bien sacrifier encore assez aux convenances pour rougir un peu de la clarté de mon explication, nous ne pourrions pas nous marier, si nous le voulions ; et quand même nous le pourrions, nous ne le devrions pas.

Une rougeur céleste colorait son front lorsqu’elle me fit cette cruelle déclaration. Je me préparais à combattre ses arguments, oubliant jusqu’à mes soupçons qui venaient d’être confirmés ; mais elle me prévint, et ajouta avec une fermeté froide qui approchait de la sévérité : – Ce que je dis est une vérité incontestable qu’il est impossible de réfuter ; ainsi point de question, je vous prie... ; nous sommes amis, M. Osbaldistone, n’est-ce pas ? Elle me tendit la main, et, prenant la mienne : – Amis, et rien, non jamais rien qu’amis.

Elle laissa aller ma main ; je baissai la tête, dompté[48], comme l’eût dit Spencer, par le mélange de douceur et de fermeté qui régnait dans ses manières : elle se hâta de changer de sujet.

– Voici, me dit-elle, une lettre qui vous est adressée, mais qui, malgré les préventions de la personne qui vous l’écrit, ne vous fût probablement jamais parvenue si elle n’était tombée entre les mains de mon petit Pacolet, ou nain magique, que, comme toutes les damoiselles infortunées des romans, je garde en secret à mon service.

La lettre était cachetée, je l’ouvris et jetai un coup d’œil sur le contenu. Le papier me tomba des mains et je m’écriai involontairement : – Grand Dieu ! ma folie et ma désobéissance ont ruiné mon père !

Miss Vernon parut vivement alarmée ; mais, se remettant aussitôt :

– Vous pâlissez, me dit-elle, vous êtes malade ; vous apporterai-je un verre d’eau ? Allons, M. Osbaldistone, soyez homme ; qu’est-il arrivé ? Votre père n’est-il plus ?

– Il vit, grâce au ciel ! mais dans quel embarras ! dans quelle détresse... !

– Est-ce là tout ? Ne désespérez pas. Puis-je lire cette lettre ? dit-elle en la ramassant.

J’y consentis, sachant à peine ce que je disais. Elle la lut avec la plus grande attention.

– Quel est ce M. Tresham qui signe la lettre ?

– L’associé de mon père (votre bon père, mon cher William) ; mais il n’est pas dans l’habitude de prendre part aux affaires du commerce.

– Il parle ici de plusieurs lettres qui vous ont déjà été écrites.

– Je n’en ai reçu aucune, répondis-je.

– Et il paraît, ajouta-t-elle, que Rashleigh, laissé par votre père à la tête de toutes ses affaires avant son départ pour la Hollande, a quitté Londres depuis quelques jours pour passer en Écosse, emportant avec lui des effets montant à une somme considérable, et destinés à acquitter des billets souscrits par votre père au profit de différentes personnes de ce pays.

– Il n’est que trop vrai.

– On dit encore dans la lettre que, n’ayant plus entendu parler de Rashleigh, on a envoyé le premier commis, un nommé Owen, à Glascow, pour tâcher de le découvrir, et l’on finit par vous prier de vous rendre aussi dans cette ville et de l’aider dans ses recherches.

– Oui, et il faut que je parte à l’instant.

– Écoutez, dit miss Vernon, il me semble que le plus grand malheur qui puisse résulter de tout cela sera la perte d’une certaine somme d’argent, et j’aperçois des larmes dans vos yeux ! fi, M. Osbaldistone !

– Vous me faites injure, miss Vernon, répondis-je ; ce n’est point la perte de ma fortune qui m’arrache des larmes ; c’est l’effet qu’elle produira sur l’esprit et sur la santé de mon père, à qui l’honneur est plus cher que la vie. S’il se voit dans l’impossibilité de faire face à ses engagements, il éprouvera le même regret, le même désespoir qu’un brave soldat qui a fui une fois devant l’ennemi, qu’un honnête homme qui a perdu son rang et sa réputation dans la société. J’aurais pu prévenir tous ces malheurs si je n’avais pas écouté un vain orgueil, une indolence coupable qui m’a fait refuser de partager ses travaux et de suivre comme lui une carrière aussi utile qu’honorable. Grand Dieu ! comment réparer à présent les funestes conséquences de mon erreur ?

– En vous rendant à Glascow, comme vous en êtes instamment prié par l’ami qui vous écrit cette lettre.

– Mais, si Rashleigh a véritablement formé l’infâme projet de ruiner son bienfaiteur, quelle apparence que je puisse trouver quelque moyen de déjouer un plan si profondément combiné ?

– La réussite n’est pas certaine, je l’avoue ; mais, d’un autre côté, vous ne pouvez rendre aucun service à votre père en restant ici. Rappelez-vous que, si vous aviez été au poste qui vous était destiné, ce désastre ne serait pas arrivé ; courez à celui qu’on vous indique à présent, et tout peut se réparer. Attendez, ne sortez pas de cette chambre que je ne sois revenue.

Elle me laissa en proie à l’étonnement et à la confusion, au milieu de laquelle je pouvais pourtant trouver un intervalle lucide pour admirer la fermeté, le sang-froid et la présence d’esprit que miss Vernon possédait toujours, même dans les crises violentes et inattendues.

Elle revint quelques minutes après, tenant à la main un papier plié et cacheté comme une lettre, mais sans adresse : – Je vous remets, me dit-elle, cette preuve de mon amitié, parce que j’ai la plus parfaite confiance en votre honneur. Si j’ai bien compris la lettre qui vous est écrite, les fonds qui sont en la possession de Rashleigh doivent être recouvrés le 12 septembre, afin qu’ils puissent être appliqués au paiement des billets en question ; et, si vous pouvez y parvenir avant cette époque, le crédit de votre père ne court aucun danger.

– Il est vrai ; la lettre de M. Tresham est fort claire. Je la lus encore une fois, et j’ajoutai : – Il n’y a pas l’ombre d’un doute.

– Eh bien ! dit miss Vernon, dans ce cas, mon petit Pacolet pourra vous être utile. Vous avez entendu parler d’un charme magique contenu dans une lettre. Prenez ce paquet ; s’il vous est possible de réussir par d’autres moyens et d’obtenir la remise des effets que Rashleigh a emportés, je compte sur votre honneur pour le brûler sans l’ouvrir ; sinon, vous pouvez rompre le cachet dix jours avant l’échéance des billets que votre père a souscrits, et vous trouverez des renseignements qui pourront vous être utiles. Adieu, Frank ; nous ne nous reverrons plus, mais pensez quelquefois à votre amie Diana Vernon.

Elle me tendit la main ; mais je la serrai elle-même contre mon cœur. Elle soupira en se dégageant de mes bras, s’échappa par la petite porte qui conduisait à son appartement, et je ne la vis plus.